mardi 6 janvier 2015

Les Veilleurs

Les Veilleurs


Il y a des choses de notre monde qu'il vaudrait mieux garder cachées.
Elles nous côtoient et frôlent nos ombres, elles respirent et s'immiscent dans nos rêves.
Nos villes nous semblent sûres et connues, et pourtant d'innombrables souterrains se remplissent chaque nuit de veilleurs silencieux en quête de failles ouvertes sur nos vies.
Ne commettez pas mon erreur. Restez confiants dans vos connaissances et vos croyances.
Ne cédez pas à la curiosité, au désir de savoir, à la volonté de la découverte.

J'étais sujet à une étrange révulsion du monde qui m'entourait, des gens qui se pressaient, vivants et se mouvant de toute part. Je me perdais fréquemment dans de sombres pensées et déjà je m'apprêtais à quitter votre réalité. J'affectionnais particulièrement mes sorties nocturnes lors de ces jours de froid et d'humidité. Le brouillard m'enveloppait et la nuit, dans sa solitude, me comprenait. Du moins c'est ainsi que je le ressentais.
Une nuit, plus perturbé par la journée des vivants, de leurs codes et de leurs manières, je me laissais happer dans les ombres omniprésentes. Arrivé, sans trop savoir comment, dans un champ en bordure de forêt je me mis à écouter. À ressentir les vibrations de l'air et du sol. Et ce son de la terre, si sourd et lancinant, grondant et semblant se répercuter dans des cavités souterraines insondables, ne me quitta plus.
Revenu à mon appartement dans cette ville si humaine, je l'entendais résonner encore faiblement, souvent estompé par des bruits plus familiers. Au contact de mes semblables, dont je me sentais si différent, ce raclement caverneux s'amplifiait jusqu'à égalité des voix lassantes qui m'assaillaient. Mon esprit solitaire se troubla de plus en plus, chaque jour, et un besoin naquit en moi, de retraite isolée des hommes, d'images de cavernes et d'obscurité, d'arbres et de forêts. Il me vint de sombres sujets de réflexions. Que je n'ose révéler encore.
Je retournais fréquemment hors de la ville, dans différents champs, différents bois, écouter la terre.
Ces fréquences finirent par me faire apercevoir des choses, qui au début n'étaient que des ombres, vaguement humaines et timides. Elles me quittaient dès que je retournais en ville, et que le son diminuait à nouveau.
Bien sur je commençais à avoir peur. Et je me décidais à ne plus sortir de la ville, ni même continuer mes promenades nocturnes. En réalité je sortais le moins possible de mon appartement. N 'éprouvant plus qu'un vague dégoût de tout ce monde. Mais la voix de la terre ne faiblissait pas. Au contraire.
Bientôt elle fit naître dans ma propre demeure des êtres aux formes répugnantes, de lointaines caricatures d'hommes et de femmes, au corps semblable à des charognes. Leurs yeux immobiles ne clignaient jamais. Leur souffle lent et profond accompagnait les chants de la terre.
Mais ma peur s'évapora rapidement. Il n'y avait aucune agressivité dans leur comportement. Ils semblaient, au contraire, venir m'observer et, je le compris bien vite, ils voulaient entrer en contact avec moi. Au début, ils restaient cachés derrière des meubles, dans les ouvertures des portes. Voyant ma réaction pleine de curiosité un contact s’établit.
Je les accueillais désormais avec plus de plaisir que mes semblables. Ils ne savaient pas réellement parler notre langue, mais parfois ils prononçaient des mots et des phrases hésitantes. De leur voix rauque et grésillante.
Je devais maintenant effectuer un choix, entre le monde des ombres et l'amertume de la lumière.
Ce fut une décision rapide. Trop peut-être.
Je me retrouvais désormais entraîné dans leurs veilles nocturnes sous les méandres des rues et des maisons. Je découvrais des passages jusqu'au seuil des lits des dormeurs innocents, et je vis des créatures bien pire que leurs cauchemars, traînant leur corps hideux et froid jusqu'au contact des vivants. Mais on me faisait toujours me retirer avant les heures les plus sombres de la nuit.
Aujourd'hui je regrette d'avoir insisté pour veiller avec mes nouveaux amis jusqu'au levé du jour.
Ma curiosité me fit perdre et dépasser les limites de mon humanité.
C'est pourquoi je vous mets en garde de ne jamais prêter l'oreille aux murmures de la terre, aux grondements des cavernes.
À présent je vis encore parmi vous. Mais peu d'entre vous peuvent encore me voir.
J'ai réellement appartenu aux ténèbres dès mon premier repas en compagnie de ces créatures, préparé par leurs soins. Je n'ai pas assisté à la préparation. Sinon il n'en serait pas ainsi aujourd'hui.
Si seulement ce goût n'était pas autant délectable. Si seulement il n'agissait pas sur moi comme une drogue puissante.
Cette nuit donc, je participais enfin à un de leur festin vampirique. Nous étions dans une cave en pierre d'une quelconque maison. Je ne savais même pas si elle était encore habitée, ou si ce n'était qu'un refuge. La viande qu'on me proposa, crue mais si tendre, émerveilla mes sens et me fit un effet qu'aucune drogue ne pourra jamais reproduire. Mes sens s'ouvraient à un monde encore inaccessible, et pourtant si complexe et simple à la fois. Je perçu la respiration des occupants officiels de la bâtisse, les battements de leur cœur, les effluves de leurs rêves.
On me conduit dans cette état sensoriel intense dans ce qu'ils appelaient la réserve.
Le monde des vivants m’apparut comme jamais je ne le vis. Et cette vision ne me quitta plus.
Nous arrivions dans une salle souterraine immense au plafond relativement bas, composé de milliers de portes alignées. Je ressentis la succulente nourriture qu'elles contenaient, et je m'enivrai déjà à l'idée du festin.
Une de ces goules ouvrit une porte d'où émanait la plus merveilleuse odeur.
Et dans mon horreur et ma joie, dans mon dégoût et ma faim, je vis s'écrouler sur le sol des lambeaux de chair, d'os, de peau et d'organes divers.
Je compris alors dans une excitation morbide et malsaine que nous étions sous le plus grand cimetière de la ville.
Dès lors je devins un mangeur d'os et de cadavres. Je participais à la sélection des humains les plus succulents et à leur mise à mort.
Je pris vite le goût du meurtre et de la torture. J'adorais particulièrement m'immiscer dans leur rêves et les changer en cauchemars si affreux que leur cœur et leur système nerveux lâchaient sous l'horreur.
Mais dans les ruines de mon humanité, un sentiment de culpabilité restait comme une brume matinale, ouvrant parfois les affres du désespoir et des lamentations.
Je vacillais donc entre une excitation morbide et un affreux dégoût de mon être.
Je suis désormais terriblement déchiré entre deux états de ma personnalité et mon désespoir ne s’efface que lors de nos parties de chasse et nos festins sanglants.

C'est pourquoi je vous incite fortement à rester dans votre suffisance et votre ignorance salvatrice.
Ne vous écartez pas des sentiers éclairés de votre monde restreint. Ne pénétrez pas dans les grottes et cavernes du monde souterrain. Ne prêtez pas l'oreille aux soupirs sournois des entrailles de la terre.


Aimeric Lerat (Hangsvart) tous droits réservés
06/01/2015 

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