Les Veilleurs
Il y a des choses de notre monde qu'il
vaudrait mieux garder cachées.
Elles nous côtoient et frôlent nos
ombres, elles respirent et s'immiscent dans nos rêves.
Nos villes nous semblent sûres et
connues, et pourtant d'innombrables souterrains se remplissent chaque
nuit de veilleurs silencieux en quête de failles ouvertes sur nos
vies.
Ne commettez pas mon erreur. Restez
confiants dans vos connaissances et vos croyances.
Ne cédez pas à la curiosité, au
désir de savoir, à la volonté de la découverte.
J'étais sujet à une étrange
révulsion du monde qui m'entourait, des gens qui se pressaient,
vivants et se mouvant de toute part. Je me perdais fréquemment dans
de sombres pensées et déjà je m'apprêtais à quitter votre
réalité. J'affectionnais particulièrement mes sorties nocturnes
lors de ces jours de froid et d'humidité. Le brouillard
m'enveloppait et la nuit, dans sa solitude, me comprenait. Du moins
c'est ainsi que je le ressentais.
Une nuit, plus perturbé par la journée
des vivants, de leurs codes et de leurs manières, je me laissais
happer dans les ombres omniprésentes. Arrivé, sans trop savoir
comment, dans un champ en bordure de forêt je me mis à écouter. À
ressentir les vibrations de l'air et du sol. Et ce son de la terre,
si sourd et lancinant, grondant et semblant se répercuter dans des
cavités souterraines insondables, ne me quitta plus.
Revenu à mon appartement dans cette
ville si humaine, je l'entendais résonner encore faiblement, souvent
estompé par des bruits plus familiers. Au contact de mes semblables,
dont je me sentais si différent, ce raclement caverneux s'amplifiait
jusqu'à égalité des voix lassantes qui m'assaillaient. Mon esprit
solitaire se troubla de plus en plus, chaque jour, et un besoin
naquit en moi, de retraite isolée des hommes, d'images de cavernes
et d'obscurité, d'arbres et de forêts. Il me vint de sombres sujets
de réflexions. Que je n'ose révéler encore.
Je retournais fréquemment hors de la
ville, dans différents champs, différents bois, écouter la terre.
Ces fréquences finirent par me faire
apercevoir des choses, qui au début n'étaient que des ombres,
vaguement humaines et timides. Elles me quittaient dès que je
retournais en ville, et que le son diminuait à nouveau.
Bien sur je commençais à avoir peur.
Et je me décidais à ne plus sortir de la ville, ni même continuer
mes promenades nocturnes. En réalité je sortais le moins possible
de mon appartement. N 'éprouvant plus qu'un vague dégoût de
tout ce monde. Mais la voix de la terre ne faiblissait pas. Au
contraire.
Bientôt elle fit naître dans ma
propre demeure des êtres aux formes répugnantes, de lointaines
caricatures d'hommes et de femmes, au corps semblable à des
charognes. Leurs yeux immobiles ne clignaient jamais. Leur souffle
lent et profond accompagnait les chants de la terre.
Mais ma peur s'évapora rapidement. Il
n'y avait aucune agressivité dans leur comportement. Ils semblaient,
au contraire, venir m'observer et, je le compris bien vite, ils
voulaient entrer en contact avec moi. Au début, ils restaient cachés
derrière des meubles, dans les ouvertures des portes. Voyant ma
réaction pleine de curiosité un contact s’établit.
Je les accueillais désormais avec plus
de plaisir que mes semblables. Ils ne savaient pas réellement parler
notre langue, mais parfois ils prononçaient des mots et des phrases
hésitantes. De leur voix rauque et grésillante.
Je devais maintenant effectuer un
choix, entre le monde des ombres et l'amertume de la lumière.
Ce fut une décision rapide. Trop
peut-être.
Je me retrouvais désormais entraîné
dans leurs veilles nocturnes sous les méandres des rues et des
maisons. Je découvrais des passages jusqu'au seuil des lits des
dormeurs innocents, et je vis des créatures bien pire que leurs
cauchemars, traînant leur corps hideux et froid jusqu'au contact des
vivants. Mais on me faisait toujours me retirer avant les heures les
plus sombres de la nuit.
Aujourd'hui je regrette d'avoir insisté
pour veiller avec mes nouveaux amis jusqu'au levé du jour.
Ma curiosité me fit perdre et dépasser
les limites de mon humanité.
C'est pourquoi je vous mets en garde de
ne jamais prêter l'oreille aux murmures de la terre, aux grondements
des cavernes.
À présent je vis encore parmi vous.
Mais peu d'entre vous peuvent encore me voir.
J'ai réellement appartenu aux ténèbres
dès mon premier repas en compagnie de ces créatures, préparé par
leurs soins. Je n'ai pas assisté à la préparation. Sinon il n'en
serait pas ainsi aujourd'hui.
Si seulement ce goût n'était pas
autant délectable. Si seulement il n'agissait pas sur moi comme une
drogue puissante.
Cette nuit donc, je participais enfin à
un de leur festin vampirique. Nous étions dans une cave en pierre
d'une quelconque maison. Je ne savais même pas si elle était encore
habitée, ou si ce n'était qu'un refuge. La viande qu'on me proposa,
crue mais si tendre, émerveilla mes sens et me fit un effet
qu'aucune drogue ne pourra jamais reproduire. Mes sens s'ouvraient à
un monde encore inaccessible, et pourtant si complexe et simple à la
fois. Je perçu la respiration des occupants officiels de la bâtisse,
les battements de leur cœur, les effluves de leurs rêves.
On me conduit dans cette état
sensoriel intense dans ce qu'ils appelaient la réserve.
Le monde des vivants m’apparut comme
jamais je ne le vis. Et cette vision ne me quitta plus.
Nous arrivions dans une salle
souterraine immense au plafond relativement bas, composé de milliers
de portes alignées. Je ressentis la succulente nourriture qu'elles
contenaient, et je m'enivrai déjà à l'idée du festin.
Une de ces goules ouvrit une porte d'où
émanait la plus merveilleuse odeur.
Et dans mon horreur et ma joie, dans
mon dégoût et ma faim, je vis s'écrouler sur le sol des lambeaux
de chair, d'os, de peau et d'organes divers.
Je compris alors dans une excitation
morbide et malsaine que nous étions sous le plus grand cimetière de
la ville.
Dès lors je devins un mangeur d'os et
de cadavres. Je participais à la sélection des humains les plus
succulents et à leur mise à mort.
Je pris vite le goût du meurtre et de
la torture. J'adorais particulièrement m'immiscer dans leur rêves
et les changer en cauchemars si affreux que leur cœur et leur
système nerveux lâchaient sous l'horreur.
Mais dans les ruines de mon humanité,
un sentiment de culpabilité restait comme une brume matinale,
ouvrant parfois les affres du désespoir et des lamentations.
Je vacillais donc entre une excitation
morbide et un affreux dégoût de mon être.
Je suis désormais terriblement déchiré
entre deux états de ma personnalité et mon désespoir ne s’efface
que lors de nos parties de chasse et nos festins sanglants.
C'est pourquoi je vous incite fortement
à rester dans votre suffisance et votre ignorance salvatrice.
Ne vous écartez pas des sentiers
éclairés de votre monde restreint. Ne pénétrez pas dans les
grottes et cavernes du monde souterrain. Ne prêtez pas l'oreille aux
soupirs sournois des entrailles de la terre.
Aimeric Lerat (Hangsvart) tous droits réservés
06/01/2015